L’espace public, l’aménagement de la ville, ou comment parler d’incivilité et de rejet de l’autre en regardant la ville autrement
Un peu d’histoire.
La charte d’Athènes de 1933, initiée par Le Corbusier, a conduit la réflexion de la plupart des urbanistes et des élus pendant des décennies en matière d’aménagement de la ville. Le principal concept sous-jacent impliquait la création de zones indépendantes pour les quatre « fonctions » : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport, avec pour objectif d’arriver à une ville fonctionnelle.
Les contestations de ces principes furent rares et ne remettaient pas en cause le concept de séparation, se contentant de remarquer le manque de flexibilité lors de l’aménagement.
Depuis 1994, il existe une « anti-charte d’Athènes » qui est la Charte d’Aalborg. Elle a été élaborée par le réseau des villes durables, prônant une densité et une mixité des fonctions urbaines au service du « développement durable ». Après un point d’étape en 2004, se focalisant sur les outils d’analyse des solutions environnementales, le réseau a disparu en 2018. Il est désormais porté régionalement par des réflexions sur les « outils d’analyse décisionnelle ».
En résumé, l’idée de cette charte consiste à prendre en compte simultanément les enjeux sociaux, économiques, environnementaux et culturels de l’urbanisme. Malheureusement, l’aspect social est abordé et structuré à partir de catégories de population. On oublie ainsi l’aspect sociétal comprenant les dispositions qui donnent envie de faire société et de vivre avec l’autre. Le vivre ensemble affiché dans cette démarche se contente de construire et aménager pour faire se côtoyer des identités catégorielles et non des individus bien dans leurs baskets.
Et la personne dans tout cela ? Elle est pourtant quelqu’un !
La réalité des espaces, d’un lieu, d’une place, d’un cheminement et leurs pratiques ne se décrètent pas par la seule instauration des mots. Sans cette définition, des espaces juxtaposés aux statuts non définis composant nos villes modernes portent une mise à l’écart politique et spatiale, un communautarisme de bulles d’activité et l’isolement individualiste des voies de transit et de circulation.
Tout porte à admettre qu’un espace de vie par sa configuration étaye des pratiques sociales et sociétales. Supprimer des bancs dans l’espace public redéfinit le statut de cet espace qui devient un lieu de transit ou de passage. C’est aussi une affirmation sociétale de rejet, d’agissements et d’attitudes catégorielles.
Les espaces publics de liberté apaisée disparaissent au profit du repli dans sa bulle individualiste, son chez-soi, que l’on cherche toujours à étendre. L’autre devient la personne à éviter, l’ennemi, l’envahisseur qu’il faut contenir. D’où un sentiment d’isolement qui, au départ un simple phénomène spatial, a des répercussions physiques, sociales et affectives. Il engendre un repliement et une absence de solidarité, exacerbe l’individualisme et un non vécu avec le milieu dans lequel on vit.
L’espace (public) a toujours quelque chose à voir avec la place, sa place, et l’appropriation.
Chaque personne, chaque groupe s’approprie provisoirement ou définitivement l’espace de sa pratique, par une appropriation, culturelle, sociale ou spatiale.
Cela arrive d’autant plus chaque fois que l’espace n’a plus de statut, d’identité, de règles sociétales d’utilisation. Un marquage utilitaire n’est pas suffisant pour définir un statut, alors que son absence peut engendrer une course vers ce qu’on peut faire ou ne pas faire, ce qui peut produire désagréments, affrontements et difficultés.
Un espace, indéterminé socialement ou culturellement dans son statut, ne génère pas d’urbanité. Il suffit de peu chose dans ce cas pour que la présence de l’autre soit vécue comme intrusive.
En transformant une ville en espace utilitaire, en « couloir » de circulation reliant des « bulles » d’activité facilement accessibles individuellement grâce au parking, nous avons détruit toute « urbanité ».
Habiter un lieu, se tenir dans un espace, occuper une place.
La sensation d’habiter n’est pas lié à la propriété, ni au temps passé, mais plutôt à la capacité que l’on peut avoir de « porter attention » à l’espace environnant, qu’il soit construit ou naturel, et à se sentir relié à l’enveloppe, au terrain, au territoire proche et éloignée, y compris le site, la ville, le continent… le monde.
Pour habiter, il est donc nécessaire de pouvoir se situer, se repérer, s’évaluer, se positionner. L’important dans l’aménagement n’est donc pas de répondre à un usage mais de permettre des usages, sinon il y a risque de se trouver face à un « non lieu » sans statut social lisible. C’est le cas bien souvent de toutes ces opérations hygiénistes à base de cours intérieures ou d’opérations de démolition « aérant le quartier », apportant plus de lumière, plus d’aération, plus de sécurité, en rendant mieux visibles les déplacements, et justifiées économiquement par la création de places de parking. La ville est devenue une succession d’espaces de voie de circulation automobile, reliant des espaces répondant à des besoins contraints, et agrémentée de places de stationnement, pas vraiment un lieu pour habiter ou même y passer un moment. Heureusement, il y a des exceptions, comme la réappropriation à Paris en « espaces doux » des voies rapides interdites désormais aux automobiles et bien d’autres. Mais c’est encore le cas de bien des quartiers de nos grandes métropoles et surtout de toutes ces villes moyennes ou bourgs ruraux qui meurent à petit feu, ornés de ces places en marbre vides de sens autre que celui d’une démarche aseptisée et sécuritaire.
Rechercher une organiCité
La relation et la transition entre espaces, la continuité des statuts ont plus d’importance que la forme.
La préparation des municipales devrait être ce moment de prise de conscience, au travers de visites de villes et d’ateliers, afin de mettre en évidence que l’environnement urbain ségrégationniste et inhumain nous influence fortement, alors que ce n’est pas cela que nous recherchons, qu’il s’agisse de nous en tant qu’écologistes ou de notre communauté de pensée, puisque tout le monde est « écologiste ».
Pour cela, commencer par une visite à pied et en vélo pour :
- repérer les espaces au statuts mélangés ou sans statut (une circulation douce qui traverse un espace sans route ni parking mais permettant aux voitures d’accéder aux places de stationnement, une place qui ne relie rien, qui ne porte pas de vécu habituel et qui est voulue comme une zone de transition entre l’espace public et l’espace privé) ;
- repérer le manque de continuité du statut (une voie douce doit mener quelque part en conservant tout au long son statut de voie douce) ;
- repérer les endroits de changement de statut trop violent et sans transition (pour éviter l’inquiétude on doit pouvoir appréhender, ressentir, avant d’arriver au nouvel endroit ;
- penser à des lieux de transition intermédiaire permettant le passage de l’espace privé à l’espace public (jardinet, espace vert, ou trottoir large) ;
- réfléchir à une porosité des espaces en fonction d’une « graduation » ou niveau d’implication ou d’échelle, de manière à créer des liens vivants et fonctionnels qui évitent la juxtaposition de nombreuses fonctions pensées en espaces utilitaires. Cette juxtaposition, qui est à éviter, affirme l’individualité et est synonyme d’étalement. C’est malheureusement trop souvent la situation actuelle de nos villes.
- organiser un parcours (concours) photo de sa ville mettant en lumière, les espaces aux statuts mal définis, les discontinuités de parcours et les transitions inexistantes, les enfermements et les exclusions (sociale, catégorielle, au profit de la voiture….), les appropriations d’espace en prolongement de la bulle individuelle etc….
Les photos envoyées seront présentées sur le site national à l’adresse suivante : https://coop.eelv.fr/parcours-concours-photos-espace-public/
Contact : contact(a)eco-live.eu
Christian Olive
Coopérateur EELV
Languedoc-Roussillon