Le consumérisme des classes moyennes : vols low cost et « luxe de masse » !

« Malgré la faiblesse de la progression du pouvoir d’achat pour la masse de la population et les difficultés matérielles qui pèsent sur la vie quotidienne de nombreux ménages, le désir de consommer, savamment attisé et entretenu par les professionnels du marché, n’a pas perdu de sa force, si bien que, dans toutes les classes de la société, la course à la consommation continue d’être perçue comme la voie d’accès privilégiée au bonheur, d’où un sentiment de frustration chez tous ceux qui doivent compter et se priver ». (1)

Voilà résumée l’analyse de Jean-Claude Daumas, dont l’infolettre de février a rendu compte dans ses grandes lignes(2), et qui continuera à nous guider pour l’exploration du thème de la consommation des Français.

Ainsi, alors qu’il devient urgent de diminuer notre empreinte écologique, et malgré « l’effritement de la société salariale », la progression de la consommation de masse ne connaît pas de pause. Quels sont les mécanismes à l’œuvre ? En particulier, quels sont ceux qui sont utilisés pour faire consommer les classes moyennes ?

Avant de répondre à cette question, il est sans doute utile de tenter de fixer les idées, en rappelant que :

  • la France a beau être la sixième puissance mondiale (mesurée à l’aune de son PIB nominal), elle n’est que 24ème dans le classement mondial, selon l’IDH (indice de développement humain).
  • Le salaire médian net en France est de moins de 1800 euros par mois et le salaire moyen net autour de 2250 euros. Cela en dit long sur la possibilité d’aller au-delà de la redistribution des revenus entre catégories de français, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui.

Qui sont les classes moyennes ?

En France, la nomenclature privilégiée pour repérer les couches sociales est celle des « professions et catégories socio-professionnelles » (CSP). Depuis 2003, on en distingue huit.

 

PCS 2003 Niveau 1 – Liste des catégories socioprofessionnelles
Code Libellé
1 Agriculteurs exploitants
2 Artisans, commerçants et chefs d’entreprise
3 Cadres et professions intellectuelles supérieures
4 Professions Intermédiaires
5 Employés
6 Ouvriers
7 Retraités
8 Autres personnes sans activité professionnelle

Source : INSEE.

Les classes moyennes –notons l’emploi du pluriel particulièrement approprié dans ce cas– regroupent les artisans, (petits) commerçants et chefs d’entreprise, les cadres et professions intellectuelles (les artistes, les chercheurs, les enseignants du secondaire et du supérieur) et les professions intermédiaires (instituteurs et professeurs des écoles, assistantes sociales, techniciens, commerciaux). A noter que, désormais, on considère que les employés ont rejoint les classes populaires, aux côtés des ouvriers, et ne font plus partie des classes moyennes, leur niveau et mode de vie les rapprochant justement des ouvriers.

Dans les pays anglo-saxons, nous assistons surtout au déclin de la classe moyenne (à son « évidement » ou creusement). En France, en revanche, les classes moyennes poursuivent pour l’instant l’expansion qu’elles ont connue durant les Trente glorieuses. Elles regroupent désormais 41% de la population active ; si les artisans et commerçants ne forment plus que 5% de cette dernière, les professions intermédiaires en constituent encore la part la plus importante (22%), tandis que les cadres et professions intellectuelles ont vu leur proportion croître fortement pour atteindre 14% (données de 2005). Toutefois, cette hétérogénéité est le reflet de leur transformation en profondeur, signe qu’elles sont aujourd’hui « éclatées ».

Cet éclatement se mesure par les écarts de revenus moyens : 1310 euros par mois en 2009 pour la strate inférieure –moins que les employés et ouvriers, d’où le sentiment de déclassement–, contre 3144 pour la strate supérieure.

Différenciation sociale comme vecteur du consumérisme de masse.

Si l’on se tourne à présent vers la consommation, logement, culture et vacances sont trois postes de dépenses des ménages où cet éclatement est particulièrement visible. Le choix de son lieu de vie et de son logement a des répercussions importantes, en raison de la course vers l’habitat pavillonnaire, avec son emprise au sol, contribuant, on le sait, à la croissance effrénée de l’artificialisation des sols. Il en est de même pour les vacances en raison de l’emprunt croissant de l’avion comme mode de déplacement, avec ses répercussions sur les émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, si l’on s’intéresse aux efforts des professionnels du marché, auxquels fait référence Dumas dans le passage cité plus haut, efforts déployés pour faire consommer les gens coûte que coûte, la consommation du « luxe de masse » joue un rôle non négligeable et elle vise précisément les classes moyennes.

Dans le domaine du logement, le phénomène marquant depuis plusieurs années est la « gentrification » (que Jérôme Fourquet, dans L’Archipel français(2), traduit par « embourgeoisement ») de certains quartiers des grandes villes, où les classes moyennes ont créé un entre-soi au sein de « villages », sans mixité sociale. Une fois les quartiers populaires réhabilités, les marchands de biens ont vendu ces lieux de vie à des ménages aisés. Cette évolution a conduit au déplacement des classes moyennes intermédiaires vers les couronnes périurbaines, où le pavillon a gardé son rôle symbolique, comme étape dans le parcours résidentiel d’ascension sociale. Mais là encore, s’il arrive que l’on cohabite avec ouvriers et employés, souvent d’origine étrangère, les enfants ne vont pas dans les mêmes écoles, manifestation d’une volonté quasi générale de créer cet entre-soi. Les zones périurbaines deviennent ainsi des mosaïques avec « clubisation ».

De leur côté, les cadres supérieurs du secteur privé se sont rapprochés géographiquement des milieux les plus aisés dans les banlieues cotées, les cadres du public cohabitant avec les professions intermédiaires, qui se rapprochent à leur tour des classes populaires.

Dans le domaine de la culture, si les professions intermédiaires se caractérisent par un « hyperconformisme », les classes supérieures se distinguent moins par leur consommation de culture savante, que par leur éclectisme et leur préférence pour le lointain exotique et le cosmopolitisme culturel. Cela va se traduire par la recherche d’expériences personnalisées lors du départ en vacances, sur lequel nous reviendrons plus loin, afin d’éviter le tourisme de masse. Aspect important, malgré le développement du low cost, ce sont surtout les cadres supérieurs qui voyagent en avion, plusieurs fois par an, alors que la moitié des Français ne prennent jamais (heureusement ?) ce mode de transport.

L’industrie du luxe (car c’est bien d’une industrie qu’il s’agit aujourd’hui) a commencé à viser les classes moyennes dès les Trente glorieuses. Mais le luxe est devenu depuis les années 1970 le domaine de prédilection pour inciter les gens à consommer. C’est ainsi que l’on distingue trois mondes différents : le « luxe exceptionnel » pour les très riches ; le « luxe intermédiaire » ou « luxe marketing » ; et un « luxe accessible » ou « occasionnel ».

Ce dernier constitue un marché très concurrentiel, fondé sur une politique de prix très étudiée, accompagnée d’une communication bien ciblée. En effet, le développement de la clientèle de ce « luxe accessible », soit les classes moyennes, constitue un enjeu déterminant. C’est ainsi que 40% des français achètent au moins un produit de luxe dans l’année (rappelons que les classes moyennes représentent 40% de la population active…).

À noter : le développement du « luxe d’expérience », prenant par exemple la forme de vacances sur une ile privée du Pacifique, avec sa déclinaison visant les classes moyennes.

Si les produits de « luxe exceptionnel » sont toujours fabriqués de manière artisanale et avec grand soin, le « luxe de masse » s’est industrialisé et délocalisé, d’où des stratégies pour « singulariser » le produit pour faire oublier qu’il a été fabriqué en série.

La prochaine fois que vous verrez des cargos chargés de containers, venus d’Asie et empruntant les grands fleuves d’Europe, vous penserez au pull de marque que vous avez récemment acheté et dont l’étiquette indique qu’il a été fabriqué en Chine.

Dans la lettre du mois de mai, nous nous pencherons sur la consommation des classes populaires.

Cécile Hagnauer

Coopératrice EELV

Provence-Alpes-Côte d’Azur

(1) La Révolution matérielle, Une histoire de la consommation, France XIXe-XXIe siècle, FLAMMARION, 2018, page 447.

(2) https://coop.eelv.fr/effritement-du-salariat/

(3) L’Archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, SEUIL, 2019.

Une réflexion au sujet de “Le consumérisme des classes moyennes : vols low cost et « luxe de masse » !

  1. Merci Cécile pour cette approche du consumérisme et du « luxe » .
    L’approche par CSP et par revenu médian est intéressant, mais il me semble que l’approche par revenus disponibles par ménage (après impôts et prestations sociales), si on pouvait la croiser avec les différents types de dépenses « de luxe » par type de ménage serait très riche d’enseignements ….. pour voir la page : http://www.observationsociete.fr/categories-sociales/donneesgenerales/riches-pauvres-moyens.html pour un graphique tres parlant

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