L’archipel français

Le livre de Jérôme Fourquet* « L’archipel français » a reçu le prix 2019 du livre politique, et fait partie des « best sellers » actuels.

C’est une étude très fouillée (369 pages) sur l’état de la société française actuelle qui éclaire brillamment sa sociologie, notamment sur ses attirances politiques, et nous concerne donc pour imaginer une autre façon de faire de la politique, ce qui était dans les objectifs de la coopérative EELV à sa création en 2010.

Auparavant, en 2018, Jérôme Fourquet avait publié « Le nouveau clivage » (185 pages), qui analyse dans les données statistiques officielles l’émergence d’un clivage de la société française entre les gagnants et les perdants de la mondialisation, les perdants correspondants exactement aux profils des gilets jaunes qui se sont mobilisés en novembre 2018, alors que son livre date d’avril 2018.

Pour celles et ceux qui n’auraient pas le temps ou l’envie de lire ces deux opuscules, je les renvois vers la très bonne interview faite par Guillaume Erner sur France Culture le mardi 23 avril dans l’émissions « les matins », où Jérôme Fourquet lui réponds (à partir de 1H20 dans le Podcast) sur son dernier livre.

http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/10075-23.04.2019-ITEMA_22043130-0.mp3

À remarquer que le terme « Archipellisation » revient fréquemment dans sa bouche, car il définit pour lui la nouvelle structure complexe de la société française en différentes îles ou ilots, là où au vingtième siècle, il n’y avait un qu’seul clivage structurant, celui de la gauche et de la droite qu’il redéfinit d’ailleurs comme étant le clivage entre les laïques et les catholiques, qui structurait auparavant les votes pour les partis de gauche et les partis de droite.

La structure en archipel émerge actuellement dans différents contexte, et même si son vocabulaire original d’îles, de lagon, de pirogues, de voilier peut faire sourire, sa capacité de traduire la complexité des structures existantes qui veulent se rassembler pour faire masse, est son atout. Ce n’est pas pour rien qu’Edgar Morin chantre de la complexité, en est l’un des promoteurs, ainsi que Patrick Viveret d’ailleurs qui nous est proche, dont je vous offre ci dessous une tribune qu’il a co-rédigé sur l’appel pour une République Européenne ci dessous

Bien à vous

Denis Guenneau

Coopérateur EELV Paris

* Jérôme Fourquet

politologue, directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop

 

 Pour une République européenne

Tribune. L’humanité est désormais confrontée au triple défi du dérèglement climatique, de l’explosion des inégalités et de l’érosion des valeurs humanistes et démocratiques engendrant un processus de dé-civilisation. C’est dans ce contexte qu’il faut réfléchir à l’avenir de l’Europe en se demandant comment affronter ces défis, mais aussi de quelle Europe le monde a besoin. Or, le projet européen ne fait plus rêver. En dépassant les frontières des Etats-nations, il devait garantir une paix perpétuelle. En créant un grand marché, il devait assurer la prospérité économique. En réalité, l’Europe est divisée entre six ou sept blocs, aux contours instables, aux intérêts divergents, et la règle de l’unanimité au sein de l’Union européenne interdit toute avancée significative. Affaiblie face aux marchés financiers et aux paradis fiscaux, face aux Etats-Unis, à la Russie, à la Chine et aux puissances émergentes, l’Europe ne parle plus au monde et ne se parle même plus à elle-même.

Urgences européennes

Bien sûr, l’Europe a toujours avancé lentement. Mais nous n’avons plus le temps, pour au moins trois raisons. Tout d’abord, si les peuples restent attachés à l’euro, partout la colère gronde contre la dégradation des conditions d’existence. Contre le vide de sens et l’absence d’un projet mobilisateur. Ensuite, c’est dès aujourd’hui qu’il faut impulser une transition écologique et énergétique. Si l’Europe ne s’y engage pas avec une ferme résolution, elle perdra toute autonomie géopolitique. Enfin, même au sein de l’Europe, le respect du pluralisme, de la dignité humaine et de la liberté de penser est en régression constante. Si elle n’est plus en mesure de porter et d’incarner ces valeurs démocratiques, qui donc le fera à sa place ? Et puisque cet idéal n’est pas suffisamment fort par lui-même, il faut que l’Europe, qui l’a vu naître et s’en réclame, assume d’incarner un projet de (re)civilisation face aux barbaries qui montent.

Contours d’une République européenne

L’Europe a cru pouvoir dépasser la forme de l’Etat-nation. Or, partout dans le monde, ce sont les nations qui s’affirment et s’affrontent, y compris à nouveau à l’intérieur même de l’Europe. Le cadre national est le seul à ce jour où, dans les sociétés modernes, les citoyens se sentent solidaires les uns des autres, protégés et rassurés par cette solidarité. Pour autant, il serait dangereux de vouloir en revenir aux formes traditionnelles de la nation qui reposaient sur l’identité imaginaire entre un peuple, un territoire, une langue, une culture et une religion. Comment dès lors concilier cette double exigence de solidarité et de diversité, comment refonder une Europe en dépassant la nation et la force, toutes deux pourtant nécessaires à la réalisation de l’idéal démocratique ? Il existe une voie : bâtir une méta-nation, une nation de nations, sous la forme d’une «République européenne». Cette République serait à la fois unie par le principe républicain et décentralisée par sa dimension confédérale, offrant ainsi un champ très large au principe de subsidiarité. Dotée d’une Assemblée souveraine et d’un Sénat représentant à la fois les régions et les organismes de la société civile (syndicats, ONG, associations, etc.), cette République serait dirigée par un gouvernement de taille restreinte, ayant à charge de mettre en œuvre, une fois adoptée par son Parlement, une politique commune sociale, économique et financière, énergétique et scientifique, diplomatique et militaire. Une Assemblée de citoyens tirés au sort (sorte de conférence de consensus permanente) aurait un rôle consultatif mais aurait le pouvoir de soumettre à référendum celles de ses propositions qui n’auraient pas été prises en compte.

Un tel projet pour l’Europe peut sembler aujourd’hui utopique. Faut-il rappeler, pourtant, qu’il était celui de ses pères fondateurs ?

Trois raisons constitutives

Seule une République européenne serait en capacité de répondre aux trois défis majeurs de notre temps.

1) Le dérèglement climatique : le projet européen s’est concrétisé en 1952, sous la forme d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Or, les poli¬tiques énergétiques françaises et allemandes, par exemple, sont aujourd’hui dramatiquement opposées et concurrentielles, alors qu’elles pourraient être remarquablement complémentaires et coopératives. Il faut, au sein d’une République européenne, une politique énergétique commune, cohérente et coordonnée. Face aux enjeux et aux risques climatiques et énergétiques, le seul objectif sensé à moyen terme (2040-2050) est de parvenir à un objectif «triple zéro» :

1) Zéro émissions nettes de gaz à effet de serre («neutralité carbone») ; zéro énergies fossiles (sortie du charbon, du pétrole et du gaz fossile) ; zéro déchets toxiques (impliquant une sortie du nucléaire).

2) La lutte contre les inégalités : aucun peuple ne supporte plus que les 0,1 % d’ultra-riches ou les multinationales amassent des fortunes vertigineuses en se dispensant massivement de payer tout ou partie de leurs impôts grâce à une «optimisation fiscale», en réalité, une évasion rendue possible par l’existence de paradis fiscaux. Seule une République européenne suffisamment forte en ¬matière économique, politique, juridique et de défense sera en mesure de faire respecter l’équité fiscale et de garantir que la concurrence ne soit pas faussée par le dumping fiscal et la course au moins disant économique, social et écologique. Les droits sociaux les plus avancés ne pourront alors être remis en cause.

3) Revivifier l’idéal démocratique : pour beaucoup, pour de nombreux jeunes notamment, les idéaux démocratiques sonnent creux. Les peuples ont de moins en moins confiance dans leurs représentants élus, mais aussi dans leurs administrations et la technocratie bruxelloise. Cette double rupture de confiance est alimentée par un large sentiment d’impuissance face aux marchés et par le vide de sens du projet européen actuel. Seule une République européenne, capable d’affronter les défis climatiques, économiques et sociaux (mais aussi les problèmes de défense et d’accueil des               migrants) peut redonner sens et espoir.

Qui pour faire naître ce projet ?

L’Europe est clairement à la merci d’un pari. Renouer avec ce qu’elle a inventé, et l’actualiser, ou disparaître de la scène du monde. Contribuer à l’invention de normes universalisables ou s’évanouir dans le chaos qui s’annonce. S’unir, une fois pour toutes, ou bien sortir de l’histoire et ne plus exister que dans le renoncement à tout ce à quoi les peuples d’Europe ont cru. Sauront-ils dépasser leur chauvinisme pour construire une méta-nation, ou rentreront-ils en régression ? Il faut, au moins, que la question leur soit posée. Elle ne pourra l’être ni par les représentants des entreprises, trop dépendantes des marchés, ni par les partis politiques actuels, cantonnés aux espaces nationaux. C’est donc à la société civique européenne de prendre le relais, à cette nébuleuse si vivante et protéiforme d’associations, d’ONG, de coopératives de l’économie sociale et solidaire. C’est maintenant qu’il faut faire naître un débat qui puisse redonner espoir aux peuples d’Europe. N’ont-ils pas en commun un passé, trop souvent meurtrier mais résonnant de splendeurs artistiques, techniques, scientifiques et politiques ? Il leur reste à inventer leur avenir.

Qui serait partie prenante et constitutive de la République européenne ? Tous les Etats ou les peuples d’Europe qui le souhaitent et qui adhérent à la triple exigence de lutter contre le réchauffement climatique, l’évasion fiscale et l’érosion des valeurs démocratiques. Mais il est clair que cette République ne pourra pas voir le jour et atteindre une taille critique sans, au départ, la participation de deux ou trois des grands pays européens. A cette condition, l’Europe pourra reconquérir une part de la puissance qu’elle perd un peu plus chaque jour. Mais avec la conviction que cette puissance n’est pas une fin en soi car on en a vu les limites, voire les crimes, avec l’impérialisme ou le colonialisme : ce n’est pas d’une Europe puissance dominatrice dont le monde a besoin, mais bien d’une Europe puissance créatrice.

Alain Caillé sociologue, Les Convivialistes , Patrick Viveret philosophe, Dialogues en humanité , Thierry Salomon ingénieur, associations Négawatt et #LesJoursHeureux

Une réflexion au sujet de “L’archipel français

  1. Merci pour ton rappel de l’intérêt des livres et de l’analyse de J. Fourquet.

    En revanche, je me garderais bien personnellement du parallèlisme que tu opéres dans ton dernier paragraphe entre l’archipel de Fourquet et celui de Morin/Viveret:

    – dans le 1er cas, l’archipel exprime les forces centrifuges de notre société et de ses fractures sociales et territoriales;

    – dans le second cas, l’archipel exprime au contraire les forces centripètes d’agglomération d’organisations qui peuvent se retrouver épisodiquement pour une co-constuction.

    Un même terme mais des vocations opposées.

    Patrick

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