I) Penser l’après COVID-19.
Nous vivons une période paradoxale : décroissance forcée des activités, casse économique et sociale d’un niveau inégalé et, simultanément, récupération écologique et climatique de la planète. En situation de confinement, pratiquer un vagabondage mental sur notre avenir est nécessaire et roboratif, d’autant que les leçons à tirer de la catastrophe sanitaire sont nombreuses. La vulnérabilité et l’injustice sociale, deux enjeux fondamentaux de la social-écologie, ont pris tout leur sens. Les ravages de notre égarement néolibéral productiviste et des politiques d’austérité budgétaire se sont brutalement exprimés. Mais le défi qui se pose à nos sociétés est apparu plus vaste encore : l’évidence de la coévolution du vivant (la nature n’est pas une simple ressource, l’homme en est partie prenante) et l’importance des modes d’usage des territoires sont venues valider les thèses de l’écologie « intégrale ». Demain viendra le plan de relance, la « restauration », un retour à l’avant COVID-19. Le monde marchand reprendra ses droits : rattrapage à marche forcée de l’économie, comblement des pertes financières des sociétés de capitaux, « droit de tirage » illimité sur les ressources, fringale post-sevrage d’achats consolateurs, frénésie de vols touristiques low-cost. Le report des rencontres internationales sur le climat et la biodiversité(1) fournira un prétexte à la relance des secteurs « bruns » aux dépens des secteurs verts. Le seul changement de cap à attendre sera le « Plan massif d’investissement et de revalorisation de l’hôpital » annoncé par E. Macron, si tant est que le niveau d’endettement le lui permette. Après-demain, à l’issue des élections présidentielles de 2022, les timides avancées environnementales de ces dernières années (manger bio et local, utiliser son vélo ou les transports en commun) s’accéléreront et un plan de transformation social-écologique se mettra en place. L’horizon temporel étant dressé, tentons d’identifier brièvement une cible possible, celle d’une société de post-croissance, puis de décrire une trajectoire politique permettant de l’atteindre.
- II) La cible : une société de post-croissance.
Trois facettes d’une société de post-croissance sont caractéristiques. Tout d’abord un idéal du « bien vivre ensemble » : vivre mieux, avec moins, dans une nouvelle relation à l’autre et à la nature. Vivre de façon équitable, chacun ayant suffisamment et personne n’ayant trop. Vivre dans « la prospérité sans croissance », qui allie la satiété ou le suffisant (et non l’abondance propre à la croissance) et un état de bien-être.
Ensuite, un système de valeurs génératrices de nouveaux comportements : convivialité, solidarité, coopération, équité, temps libre créatif, autolimitation, sobriété, autonomie et démocratie.
Enfin, une organisation économique :
- équilibre entre activités et stocks de ressources (certaines en situation d’épuisement), donc économie circulaire et réduction des flux d’énergie au profit du renouvelable ;
- relocalisation de certaines activités (par exemple, alimentation en circuits courts et communautés énergétiques) ;
- nouvelles formes d’économie, telles que l’économie sociale et solidaire (ESS), les plateformes de partage et d’échange entre particuliers, l’économie d’usage ;
- gestion collective et préservation des biens communs (santé, éducation, climat, accès à un air de qualité, biodiversité, eau, etc.) ;
- nouveau rapport au travail en réduisant sa durée, en valorisant son utilité sociale, en l’adaptant à la société du numérique et de la robotisation.
III) Une trajectoire : la transformation social-écologique.
Les citoyens au cœur de l’action politique.
Le soulèvement des Gilets jaunes, les assemblées de grève, les manifestations et actes de désobéissance civile, ainsi que les marches de la Génération climat, particulièrement amples en 2019, ont exprimé un besoin de participation citoyenne directe à la conception des politiques publiques. La décision ne peut plus s’établir dans l’opacité des « boîtes noires » institutionnelles.
Les associations de solidarité internationale se fédéreront pour que la mondialisation soit une construction humaine autant qu’un fait économique. Au niveau européen, chacun se saisira de toutes les occasions d’expression : mobilisations en ligne, forums, consultations citoyennes, conventions démocratiques, droit de pétition (Initiative citoyenne européenne), lobbying auprès du Parlement européen. Des voix citoyennes toujours plus fortes exigeront des assemblées de citoyens tirés au sort et appelleront à une puissance européenne solidaire. Les territoires amplifieront leur propre rôle en multipliant les dynamiques antisystème à la façon des territoires 0-TAFTA, des villes en transition ou du réseau mondial des grandes villes engagées pour le climat indépendamment des décisions nationales.
Pour peser sur l’ordre économique et social, l’acteur le plus efficace est le citoyen-consommateur. Ses comportements d‘achat sont essentiels pour orienter les modes de production, les produits et les services des entreprises vers ceux qu’il juge vertueux (ne faisant pas le tour de la terre, par exemple). Par ses arbitrages, par le boycott, il peut sanctionner les entreprises. Consommer différemment est devenu un acte politique. Contre le lobbying productiviste, le lobbying de la société civile !
En France, les partis à vocation social-écologique devront dépasser l’éparpillement idéologique, les stratégies d’appareils et les querelles d’égos pour converger et se rassembler. Cela pourrait se faire à partir d’un socle commun d’orientations politiques rappelant notre description d’une société de post-croissance avec, au minimum, les sept suivantes :
- rupture avec le productivisme et le consumérisme ;
- décroissance sélective en faveur de la décarbonation et de la conversion sociale (partielle) de l’économie ;
- préservation et gestion démocratique des biens communs et des services publics locaux ;
- régulation de la finance et redistribution sociale massive ;
- protection du vivant, de la biodiversité et des équilibres naturels ;
- réduction du temps de travail et valorisation du temps libre ;
- aménagement équilibré, décentralisé, démocratisé des territoires.
Il faudra ensuite donner une forme et à ce rassemblement, qu’elle soit une fédération, un front commun ou un archipel (2).
Mais la politique dépasse les seuls partis pour concerner l’ensemble du contrat social. Ceux-ci doivent rencontrer l’attente citoyenne–relayée par des collectifs d’associations et des coopératives écologiques et sociales–consistant à « faire de la politique autrement ». Une deuxième fonction s’impose à eux, au-delà de la lutte pour le pouvoir : assurer l’animation de la vie politique et donc le dialogue, la pédagogie, l’intelligence collective permettant de réaliser une hybridation avec l’ensemble de la mouvance sociale. Cette ouverture de la social-écologie institutionnelle à l’écologie citoyenne est la condition de son ancrage et du basculement culturel qui assurera la victoire d’un grand pôle social-écologique en 2022. Le terrain aura été préparé par la floraison des listes citoyennes et participatives lors des élections locales et régionales.
Transformer le cadre institutionnel et politique.
Un exécutif mondial à l’image d’un ONU fédéral n’a certes aucune chance de voir le jour. Mais les stratégies de concurrence économique et géopolitique des nations ou des grandes régions du globe (par exemple, les guerres du pétrole) laisseront progressivement la place à un nouveau cadre de coopération internationale. Avec pour vocation première la corégulation, établissant des normes sociales, environnementales, fiscales, acceptables par les États et les acteurs économiques. Une Europe fondée sur la solidarité sera un acteur essentiel de cette coopération pour un nouvel ordre mondial (elle l’est déjà en partie pour le climat). Elle œuvrera au raccourcissement partiel des chaînes de production, à la relocalisation de certaines activités et à des échanges commerciaux plus justes et climato-compatibles. Elle réorientera l’aide au développement vers les besoins humains fondamentaux. Elle assurera un accueil décent des migrants. Elle organisera une forme de souveraineté alimentaire (ex. produire ses protéines végétales), sanitaire (ses médicaments), énergétique (ses équipements photovoltaïques) et numérique (ses services). Elle mettra en place un « Green New Deal » digne de ce nom, mettant la lutte contre le changement climatique et la justice sociale au cœur d’un nouveau modèle de prospérité économique : transition vers une économie décarbonée, forte imposition des hauts revenus, soutien à la conversion écologique des emplois. Elle instituera un revenu minimum harmonisé, une assurance chômage, un revenu universel d’existence (3), même temporaire, ciblé sur les achats à fort contenu décarboné. Avec un budget conforté par des taxes sur les grandes multinationales, les GAFAM (qui profitent largement de la crise sanitaire) et les transactions financières ainsi que par une lutte sévère contre les paradis fiscaux. Pour la plupart de ces actions, le serpent de mer des nouveaux traités n’est pas nécessaire, c’est le volontarisme politique qui est en jeu.
En France, la coalition social-écologique installée au pouvoir en 2022 aura pour mission de mettre en place l’action publique forte nécessaire à l’installation progressive d’une société de post-croissance. L’État devra s’affranchir des lobbies des énergies fossiles et de l’agro-industrie productiviste. Il réorientera les investissements des entreprises et encadrera la généralisation de la finance verte tout en assurant la protection des ressources naturelles et des biens communs. Il ne sera plus l’État-pompier de la crise sanitaire mais un État-providence (de nouveau) et surtout un État visionnaire. Non plus l’Épiméthée de la mythologie grecque qui comprend et intervient toujours trop tard mais Prométhée, qui investigue le long terme, anticipe les situations et scénarise l’incertitude. Une imposition massive sur les hauts revenus, les gros patrimoines et le capital des grandes entreprises alimentera le budget nécessaire.
Agir ensemble.
Les citoyens, organisés ou non en collectifs, les territoires et les organisations politiques, s’ils font masse, ont le pouvoir de changer l’organisation collective. Ensemble, le mot-clé des slogans des récentes campagnes municipales, en est un également pour l’après COVID-19. Ensemble bien que les fractures sociales et territoriales révélées par la crise sanitaire soient plus fortes que jamais. Une notion brutalement révélée par la crise est celle de l’interdépendance : des sociétés, des humains, au sein du monde vivant. Nous dépendons tous d’une même chauve souris, d’un même réseau de germes microscopiques et d’une poignée de mains entre chinois. Notre devoir est de faire chaîne commune et de donner réponse commune.
Patrick Salez
Coopérateur EELV
Poitou-Charentes
(1) ajouté au fait qu’en 2020, le G20 est présidé par l’Arabie Saoudite et le G7 par les États-Unis, deux pays climato-sceptiques.
(2) il s’agit d’une part d’une structure politique conciliant les identités de ses organisations membres et la co-construction de projets d’intérêt commun et d’autre part d’une méthode de travail « horizontale » (sans leadership de domination).
(3) il s’agit d’un filet de sécurité dont l’alternative serait un ciblage financier sur les catégories vulnérables. A distinguer d’un revenu d’existence perpétuel dont la vocation plus large est de favoriser l’utilité sociale et le temps libre créatif. Ce dernier peut s’envisager au niveau national.