« Effritement du salariat » et transformation de l’offre de consommation en France.
Si toute l’humanité vivait comme les Français, le jour de dépassement de la Terre aurait eu l’an dernier le 5 mai : il aurait fallu 2,8 Terre si le monde entier vivait comme les Français. https://www.wwf.fr/jourdudepassement. Et pourtant, à l’heure où il faudrait réduire notre empreinte carbone et notre empreinte écologique, et, donc, réduire notre consommation, nous sommes confrontés a une situation où de nombreux Français n’arrivent pas à « joindre les deux bouts ». Comment en sommes-nous arrivés là ?
Un trop plein d’objets, des logements trop chers.
Ayant grandi dans une famille appartenant à la classe moyenne inférieure, j’ai été témoin de l’évolution de la consommation de telles familles. Je prends l’exemple des jouets : ceux offerts à ma fratrie, à ma fille, à mes petits enfants, avec comme sommet ce fameux Noël de 2006, où nous ne nous étions pas consultés et où ma petite fille de deux ans s’est retrouvée ensevelie sous une avalanche d’objets, en matières synthétiques pour la plupart. Un haut le cœur nous a tous saisis… Nous avons bien sûr rectifié le tir depuis, mais c’est dur, vous en conviendrez !
Venue habiter la Côte d’azur, j’ai été aux premières loges pour constater avec inquiétude l’envolée du coût de l’immobilier et donc du logement, ce, depuis les années 1990. Conséquence, se loger à Nice, par exemple, devenait de plus en plus difficile, rendant problématique le recrutement de petits fonctionnaires non originaires de la région.
Plus tard, m’étant installée dans un petit village de l’arrière pays, où sont présentes les différentes couches de la population (sauf les plus aisées), je me suis mise à observer le mode de consommation des gens (Quels cadeaux de Noël ? Quelles dépenses d’habillement pour les enfants ? Quelles dépenses pour la voiture ?). Et je me suis mise à feuilleter les catalogues distribués dans les boîtes-aux-lettres par les enseignes de la grande distribution et du « hard discount » : quels articles celles-ci s’efforçaient-elles de faire entrer dans le caddy de mes voisins ?
Et puis sont arrivés les Gilets jaunes. Les premiers m’ont évoqué les poujadistes, je l’avoue. Mais très vite sont apparues sur les ronds-points les femmes à la tête de familles monoparentales et d’autres personnes vraiment en difficulté. Les chiffres sont tombés : 30% (en 2017) des dépenses des ménages sont « pré-engagées » (plutôt que « contraintes ») et l’on atteint 48% (chiffre de 2005) pour les 10% les plus pauvres et 87% pour leurs dépenses « incontournables » (soit en incluant alimentation, transport, santé et éducation).
Quasi-stagnation des revenus.
Un heureux hasard m’a mis entre les mains le livre de Jean-Claude Daumas(1) sur l’histoire de la consommation en France. Dans la cinquième et dernière partie, « Consommer dans la France d’aujourd’hui », j’ai trouvé quelques clefs de compréhension que je vais partager avec vous. Il s’agit de choses que nous connaissons, mais, mises en parallèle, elles nous expliquent ce qui se passe et qui rend la vie si insupportable pour bon nombre de ménages français.
Ce que l’on appelle la « consommation de masse » s’est profondément transformé depuis la fin des Trente glorieuses. Au départ de tout cela, il y a ce que l’auteur nomme « l’effritement de la société salariale », caractérisé par une croissance annuelle du revenu moyen passée de 3,3% entre 1950 et 1983 à 0,9% entre 1984 et 2014. A cette relative stagnation du revenu s’est ajoutée l’accroissement du chômage et la généralisation de différentes formes de précarité, pendant que s’aggravaient les inégalités (la croissance du revenu des 50% les plus modestes a été de 0,9%, mais de seulement 0,8% pour les 40% du milieu de la distribution et 1,3% pour les 10% les plus aisés). Concrètement, cela voulait dire qu’il fallait, pour qu’un ouvrier puisse rattraper le niveau de consommation d’un cadre supérieur, 36 ans en 1975 et… 166 ans en 2013 ! D’où un sentiment de frustration permanente.
Alors, comment expliquer l’énorme gabegie, les tonnes d’objets inutiles et toujours plus nombreux qui encombrent nos foyers, qui finissent, au mieux, dans nos décharges et incinérateurs, si ce n’est sur nos rivages et dans nos ravins ?
Marketing agressif.
C’est que l’offre s’est transformée. Pour faire consommer des ménages dont les revenus stagnaient, les professionnels du marketing ont inventé la « consommation de masse personnalisée », au moyen d’une stratégie de différenciation et de renouvellement poussée à l’extrême. La différenciation, c’est vieux comme la société de consommation, mais là c’est encore plus fort. Par exemple, les constructeurs d’automobiles multiplient les motorisations, mais aussi les équipements et les types de carrosserie, réalisant ainsi une « production de masse en petites séries ». En même temps, on assiste à une « inflation des nouveautés » (par exemple, dans la confection, où prévaut la fast fashion) dans un contexte où 76 % des nouveautés ne survivent pas au-delà d’une année. Pour cela, on a mis au point le « sur-mesure de masse ».
Bien entendu, les technologies nouvelles ne sont pas en reste et se sont succédé depuis les années 1980 (magnétoscopes, consoles de jeu, téléphones mobiles, smartphones, objets connectés…, je vous laisse compléter la longue liste). Selon le cycle classique, ces biens se présentent d’abord comme objets de luxe avant que leur banalisation n’en fasse des biens indispensables…
Au passage, l’américanisation s’est poursuivie au travers des grandes enseignes (McDonald’s, Starbucks, etc.) mais surtout des grands groupes de l’Internet (les GAFAM), sans oublier l’expansion des plateformes dans l’hôtellerie (Airbnb…) et le transport urbain (Uber…).
Enfin, notons la poursuite de la marchandisation de nouveaux domaines comme le sport et la santé (clubs de sport, avec en complément, les indispensables chaussures, vêtements, objets connectés, etc.).
Qui consomme quoi ?
Comment cela a-t-il affecté le budget des ménages ? Par un « déplacement des inégalités ». C’est ainsi que, si les catégories favorisées (les cadres supérieurs en particulier) consomment plus que les catégories modestes (ouvriers et employés), c’est surtout la structure de leur consommation qui les distingue. Pour ne prendre qu’un exemple, en matière de « loisirs et culture », les ouvriers dépensent environ 8 % de leur budget, contre 12 % chez les cadres, mais ceux-ci consomment surtout 2,5 fois plus en valeur absolue pour ce poste. On observe une tendance analogue pour l’équipement de la maison.
Voilà pour ces deux points (l’évolution des revenus et de l’offre). L’auteur poursuit en évoquant « l’éclatement des classes moyennes », « la fragmentation des classes populaires », la « consommation de survie » des pauvres et il se pose la question de la réalité des « consommations alternatives »… A suivre, donc…
Cécile Hagnauer
Coopératrice EELV
Provence-Alpes-Côte d’Azur
(1) La Révolution matérielle, Une histoire de la consommation, France XIXe-XXIe siècle, FLAMMARION, 2018.
Merci pour cette belle analyse mais, consommer pour consommer, consommer comme les riches est il la seule voie vers un équilibre et un épanouissement personnel et social, le moyen indispensable pour être heureux?Cela devient une nouvelle religion. Travaillons pour l’essentiel et profitons du superflu s’il y en a. Les autres, s’ils veulent plus, c’est leur problème.
Bref,le besoin de posséder, de paraitre,est créé et entretenu par le système . Soyons grands ,restons modestes mais intransigeants sur les biens collectifs: notre environnement.
C’est bien ce que je dis dans mon introduction, en rappelant la nécessité de réduire notre empreinte écologique et carbone. L’impossibilité désormais de « rattraper » les riches montre que le système consumériste est à bout de souffle. D’ailleurs, les Français renouvellent moins leur garde-robe, ce qui est un pas dans la bonne direction, sachant que l’industrie textile est la deuxième industrie la plus polluante. Merci de m’avoir lue et de rappeler la nécessité impérative de préserver les biens collectifs et nos communs!