«Avant, dans la Vallée de la Roya, nous étions agriculteurs, infirmiers, avocats, professeurs, ouvriers. Nous étions impliqués dans notre travail, dans nos associations sportives, artistiques, culturelles, paysannes. Nous faisions vivre notre vallée car nous nous sentions lui appartenir. Cette cohésion sociale nous a permis de nous mobiliser face à ce drame qu’est la migration. Nous n’étions pas militants « pro-migrants » mais nous le sommes devenus malgré nous, par l’acharnement judiciaire et la forte médiatisation de notre lutte. Notre vallée a été abandonnée par l’Etat Français, sacrifiée pour la lutte contre la migration. Notre vallée servirait de frontière sans que l’Etat n’en assume les conséquences. Nous n’avions pas d’autre choix que de prendre la «cape» du militant pro-migrants car pour nous il était impossible de garder l’intégrité de notre vallée sans redonner l’intégrité aux personnes exilées.
Grâce aux bénévoles et aux personnes réfugiées elles-mêmes, nous avons pu organiser l’accueil d’urgence de milliers de personnes. Un réel refuge où les personnes peuvent manger, dormir, se reposer, se faire soigner mais aussi rire, apprendre et s’impliquer. Très vite, nous réalisons que la qualité de l’accueil ne repose pas sur le confort du lieu, mais sur la considération de la personne. C’est en traitant les personnes réfugiées à l’égal de soi, en les responsabilisant, et en les rendant essentielles au bon fonctionnement du lieu que l’accueil amorce l’insertion de ces personnes.
Nous avons développé le travail de la terre, par le maraîchage, l’aviculture, l’oléiculture, l’auto-construction, pour créer ensemble, et apprendre à apprendre. Les personnes trouvent une place, un rôle. La ferme complantée d’oliviers, accrochée sur un pan de colline, loin de toute habitation, est un espace de rêve pour la première phase de reconstruction de soi. Mais pour la seconde phase, celle de l’insertion, du lien social avec la population, pour les personnes désirant s’installer et construire leur avenir, la ferme est beaucoup trop isolée. Le besoin de lien social avec la population devient indispensable. Notre constat aboutit à une évidence : nous voulons créer un lieu non pas pour les réfugiés mais avec les réfugiés, pour notre vallée, au cœur d’un village, afin d’éviter le communautarisme, et permettre la mixité entre les habitants et les personnes exclues de notre société (étrangères, précaires, en situation de handicap, etc.). Nous voulons créer une dynamique économique, territoriale et solidaire non pas seulement pour des personnes en situation de grande précarité, mais avec elles. Nous voulons prouver que les personnes en situation d’exclusion, quelles qu’elles soient, peuvent jouer un rôle clé dans la dynamisation de nos campagnes, et être garantes du lien social.
Cette dynamique, nous l’avons trouvé au sein du mouvement Emmaüs. Un mouvement dont nous partageons les valeurs, mais aussi les modes d’actions, le terrain. En 2018, lors de l’accompagnement du film Libre de Michel Toesca nous avons réalisé l’ampleur de ce mouvement : un réseau fort de plus de 288 groupes en France, et 350 à l’international. Emmaüs France, par le travail de ses 119 communautés, est aussi l’un des pionniers du recyclage, de la ressourcerie en France, depuis plus de 70 ans. Le réemploi, et le développement durable sont, avec la solidarité, leur cœur de métier. Et quand on aborde le thème du développement durable, on en vient forcément à parler de la nourriture ; comment la produire, comment y accéder, comment se nourrir. Nous avons contacté Emmaüs France pour leur proposer d’être la première communauté Emmaüs dont l’activité ne serait pas la collecte et le recyclage d’objets mais la paysannerie.
De nombreux projets à vocation sociale, de lutte contre l’exclusion, subissent malheureusement des pratiques alimentaires peu saines et peu respectueuses de l’environnement (produits de mauvaise qualité, invendus défiscalisés, etc.). Leur travail est plus que nécessaire, mais entretient d’une certaine façon une « double peine » : une précarité sociale, accompagnée d’une précarité nutritive (et par conséquent une précarité sanitaire). La production paysanne de notre communauté est en partie vivrière, ce qui permet aux personnes en situation d’exclusion de se nourrir de produits biologiques, locaux, de saison, qu’elles ont cultivé elles-mêmes. Les personnes en situation d’exclusion sont actrices de cette agriculture : bien que mises au ban de la société, elles montrent l’exemple, en développant un modèle économique pérenne basé sur une activité paysanne durable et respectueuse de l’environnement. Emmaüs Roya veut montrer qu’il est possible d’apporter des réponses croisées aux problématiques d’environnement et d’exclusion sociale, de lier concrètement justice climatique et justice sociale.
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