André Gorz, prophète de l’écologie et du temps libéré

André Gorz, prophète de l’écologie et du temps libéré
http://www.lesinrocks.com/2016/09/11/livres/andre-gorz-prophete-de-lecologie-temps-libere-11862444/

11/09/2016 | 09h59

Dans une biographie documentée d’André Gorz, Willy Gianinazzi rappelle l’importance prophétique des luttes menées par ce journaliste et intellectuel dans les années 1960-70 : défense de l’autonomie, du temps libre, de la qualité de vie, critique de l’aliénation, de la consommation… Ses combats résonnent plus que jamais aujourd’hui.

Imaginer une société non capitaliste et non marchande, porteuse d’égalité et de liberté, une société qui fasse rêver : c’est à la construction de ce rêve que le journaliste et intellectuel André Gorz (1923-2007) a consacré sa vie entière. Se souvenir aujourd’hui de ses combats passés, c’est autant prendre la mesure de la pertinence de ses visions, réactivées par les désordres économiques actuels, que d’admirer la ténacité d’un homme, fidèle à lui-même, ne lâchant rien.

L’utopie sociale dont Gorz esquissa un modèle possible n’est même plus une utopie : elle a pris, avec le temps, les contours d’une nécessité, même si elle peut encore laisser à distance les tenants de l’ordre néolibéral dominant. Dans la biographie, inédite, que lui consacre Willy Gianinazzi, André Gorz, une vie, détaillant les étapes d’une existence indexée à l’élaboration d’un réformisme révolutionnaire, plusieurs obsessions se dégagent, comme les motifs saillants d’un projet émancipateur : la critique de l’aliénation, de la consommation, du travail et du saccage du milieu de vie, l’éloge de l’autonomie, du temps libéré, de l’activité créatrice et du bien-vivre.

Autant de thèmes aujourd’hui défendus par les familles politiques de l’écologie, de l’économie solidaire, de la décroissance… S’il fut une sorte de prophète politique, c’est qu’André Gorz,mi-philosophe mi-journaliste, a su “créer une rupture dans la façon de penser les problèmes”, comme le disait l’un de ses meilleurs connaisseurs, l’économiste Christophe Fourel.

Du Nouvel Obs aux Temps modernes

Willy Gianinazzi, historien, auteur d’études sur le syndicalisme révolutionnaire, rappelle qu’André Gorz s’est longtemps fait appeler Michel Bosquet lorsqu’il écrivait dans L’Express et surtout dans Le Nouvel Observateur, qu’il rejoint en 1964, lors de sa fondation avec des transfuges de L’Express (avec Jean Daniel, K.S Karol, Serge Lafaurie…).

Parallèlement à ses articles dans l’hebdomadaire, vantant avant l’heure les mérites de l’écologie politique, Gorz participe à l’aventure de la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes ; il noue aussi des relations avec la New Left Review de Perry Anderson dans laquelle il publie de temps en temps. Il déploie en somme une activité de journaliste international qui le rapproche de théoriciens de l’extrême-gauche italienne (Lelio Basso…).

Dès le milieu des années 1960, il élabore le socle de ce qu’il appelle un “réformisme révolutionnaire”. Proche du PSU (un compagnonnage qui commence en 1965), intellectuel organique de la CDFT, il n’est pas pour autant un militant, attaché à la fonction de l’intellectuel, qui reste pour lui de “contester”. Alors que le champ de la pensée est alors dominé par les maîtres du structuralisme (Foucault, Lévi-Strauss, Althusser…), il se positionne de manière assez critique vis-à-vis de ce mouvement intellectuel qui véhicule trop selon lui le refoulement du sujet.

Une posture intellectuelle qui le laisse à distance puisque sa pensée n’est obsédée que par un seul motif : la défense du “libre épanouissement de l’individu”, c’est à dire par la croyance dans la capacité à émanciper le sujet. Au cours des années 60, sa réflexion gagne en profondeur, observe Willy Gianinazzi ; elle prend une tournure plus économique, “comme si la critique de l’existant ne pouvait gagner sa légitimité qu’en abordant concrètement, empiriquement, la structure techno-matérielle de la société”. Il se passionne pour l’autogestion, même s’il reste critique de l’autogestion à la yougoslave, dès 1967, lors d’un séminaire sur l’île de Korcula.

Produire moins pour travailler moins

Dans le climat insurrectionnel des années 65-68, il s’intéresse aux avant-gardes armées qui essaient de mobiliser les paysans pauvres dans le tiers-monde. Gorz “adhère à une sorte de guévarisme, mâtiné tactiquement de ‘ligne chinoise’ (oui au soutien à la paysannerie de la périphérie) et tempéré stratégiquement d’ouvriérisme (oui aux luttes ouvrières du centre)”. Ce gauchisme proche des positions néo-trotskistes de la jeunesse communiste révolutionnaire participe pleinement de l’euphorie révolutionnaire qui se répand dans le monde en 1968.

Après l’effervescence de cette période, il s’intéresse de plus en plus à la question du travail et à la nécessité de produire moins. “Nous pourrions vivre en produisant moins”, prévient-il. Dès 1973, il milite pour la semaine de trente heures hebdomadaires. Sensible aux travaux alors beaucoup lus d’Ivan Illich (La convivialité…), il veut “changer la vie”. Le refus du productivisme, la revendication sur la réduction du temps de travail, mais aussi l’antiétatisme, la critique de la technique et de la science deviennent ses principaux chevaux de bataille.

En 1977, il affirme dans un texte, Ecologie et Liberté, que la technique n’est jamais neutre et que l’écologie est un humanisme. Sa marginalisation au sein des Temps modernes, à la fin des années 1970, puis au Nouvel Obs, qu’il quitte en 1982, n’occulte pas l’énergie combattive de sa pensée. Visionnaire, il annonce les crises économiques et les impasses de l’opulence ; il explique toujours les mérites de la frugalité, du moindre travail et du temps libre créateur…

Un “écosocialisme”

Au tournant des années 80, il s’emploie à redéfinir le socialisme, qu’il conçoit en osmose avec les postulats écologistes ; il est au fond le vrai concepteur d’un “écosocialisme”, dont beaucoup de militants et penseurs revendiquent aujourd’hui le désir (d’intellectuels comme Dominique Méda à des mouvements citoyens comme ceux de la Décroissance ou Nouvelle Donne…).

De manière précise et documentée, Willy Gianinazzi consigne à travers tous les combats politiques d’un homme, autodidacte, oscillant entre plusieurs espaces intellectuels (le journalisme, la philosophie), la ferveur d’une pensée qui traversa trois décennies en en comprenant toutes les failles et les enjeux à venir. Le parcours intellectuel et militant d’André Gorz se superpose aux dérives de notre époque, qui après les rêves utopiques des années 1960, n’a jamais su inventer le cadre d’un épanouissement individuel et collectif.

Ses réflexions disséminées sur le travail, l’autonomie, la technique et l’écologie restent aujourd’hui des références pour tous ceux qui ne s’accommodent pas du présent et laissent vibrer en eux le désir secret de pouvoir encore, un jour, changer la vie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *